Se tenir droit ou être d’aplomb ?

L’article ci-dessous de Scarlett Vadepied concerne les recherches de Noëlle Perez-Christiaens et il est fort intéressant car il ouvre des pistes de réflexions, je vais vous en donner quelques-unes.

Je dis souvent à mes élèves que la recherche de la verticalité pourrait être la recherche de toute une vie. Certains l’ont fait, surtout dans le domaine du Zen.

Une femme africaine qui porte une lourde charge sur sa tête ne peut se permettre d’être hors de son axe vertical, elle n’a pas le choix car elle serait rapidement épuisée. Dans nos sociétés, nous ne portons plus de poids sur notre tête ou sur notre dos mais nous avons le choix : se laisser avaler par nos écrans des journées entières ou développer une conscience corporelle équilibrante. Être dans son axe c’est avant tout la santé du dos et une meilleure circulation de l’énergie vitale. C’est aussi trouver son Tantien en tant que centre de gravité, indispensable à l’accomplissement des postures de Tai Chi qui seront alors enchainées avec aisance, donnant cette sensation d’harmonie intérieure au pratiquant et la beauté à voir à l’extérieur.

Noëlle Perez à mon sens met l’accent sur le fait que les modes de vie, les codes des milieux sociaux et culturels déterminent notre posture, notre façon d’être debout. Il n’y a pas si longtemps être droit c’était sortir la poitrine, bomber le torse, avec pour conséquence une courbure lombaire haute. Encore aujourd’hui, si la mode qui creusait la taille des femmes et leur mettait « la gorge en valeur » a disparu, mettre des talons hauts est toujours symbole de féminité et d’élégance ! Et les talons hauts amplifient la courbure lombaire de manière exagérée, source bien souvent de douleurs.

Un autre exemple : la fameuse bascule de bassin du Tai Chi (rétroversion). Quand vous regardez les photos des maîtres chinois venus en occident dans le milieu du 20ème siècle, la cambrure lombaire dont parle Noëlle Perez si souvent est totalement effacée, leur dos est globalement arrondi et je pense que cela est dû aux milliers d’heures passées à pratiquer le Tai Chi comme un art de combat (art martial externe). L’arrondi de dos permet le passage privilégié du Chi du Tantien vers les « épaules bras mains » afin de décocher coups et parades efficacement.

Notre Tai Chi « Corps vivant Corps Conscient » est basé sur l’écoute énergétique, le centrage, l’équilibre entre tonicité et détente. Il s’est résolument éloigné du combat, il incarne d’autres qualités comme la fluidité, la disponibilité, l’intégration dans l’espace. Dans ce cas-là, la verticale ne repose pas sur les courbures naturelles du dos mais sur le Tantien, c’est l’axe, à l’intérieur du corps, sommet du crâne-Tantien-Tong.

 Il n’est plus nécessaire aujourd’hui de forcer cette fameuse bascule en rétroversion, mais plutôt de jouer subtilement d’une position à l’autre pour augmenter la circulation du Chi dans le corps.

Bonne lecture

Martine

N0ËLLE PEREZ CHRISTIAENS

Nicole, merci de me donner la possibilité de répondre à ton article « Pourquoi le Streching Postural® Méthode J.P. Moreau »

Dans ton article, tu cites Th. Bertherat, Fr. Mézières, J.P. Moreau.
J’ai longtemps suivi les cours de Thérèse Bertherat qui m’ont initiée à la découverte d’un corps conscient et au lâcher prise ; c’était à l’époque, pour moi, un vrai bouleversement.
Grâce à Thérèse Bertherat, j’ai travaillé avec une kinésithérapeute qui pratiquait la méthode Mézières : plus de lumbagos ni de cruralgies. Puis  pratique du Tai Chi avec toi et Martine, autre bouleversement : découverte d’un art qui ne me quitte plus.

A cette liste j’aimerais rajouter le nom de Noëlle Perez Christiaens, au nom de ces pionnières d’un autre regard sur le corps et d’une autre pratique.

Ses recherches sur l’aplomb sont pour moi majeures et je ne voudrais pas qu’on oublie   son travail comme cela faillit être le cas pour Mézières à une certaine époque.
Aucune de ces pratiques ne détient bien sûr la vérité, il arrive qu’elles se trompent aussi sur certains points ou qu’elles soient incomplètes. Les choses se nuancent, évoluent et ce qui pouvait paraître contradictoire ne l’est pas forcément.

L’essentiel des recherches de Noëlle Perez Christiaens portent sur « l’aplomb », c’est à dire la position juste de notre corps dans toutes les circonstances de la vie quotidienne, dans l’axe, détendu,  sans mal de dos, en équilibre stable.

« La gravité ou la pesanteur nous fait tenir suivant une ligne de force dirigée vers le centre de la planète : la verticale. Or nous vivons constamment en dehors de la gravité, dans des axes qui ne se confondent pas avec la verticalité, entraînant des faux aplombs compensatoires,  source de gaspillage de forces, usure gratuite, douleurs. » (1).

A la fin des années 1960, Noëlle Perez Christiaens étudie avec B.K.S. Iyengar un yoga très strict dont elle ne s’est jamais éloignée. La compréhension de l’enseignement de ce yoga se fait progressivement et non sans difficulté pour une occidentale, avec souvent des contresens qui provoquent crispations et douleurs. Lors de son  premier voyage en Inde, Iyengar lui donne ce conseil : « Marchez derrière les femmes, copiez-les… quand votre ombre ressemblera à la leur, vous aurez fait des progrès ». Noëlle avoue n’avoir compris que bien longtemps après qu’il tentait ainsi de lui faire voir l’aplomb humain normal.

En 1976, au Musée de l’Homme, dans l’exposition  sur « Les Origines de l’Homme »,Noëlle lit cette phrase magique d’Yves Coppens : « Tout le poids du bipède humain doit reposer  sur les talons ». « Devant la vitrine, je reculai mon poids, et dans mon dos habitué depuis des années à se relaxer, les os prirent un équilibre nouveau. Légèreté infinie… début de libération… joie immense ». L’aventure de l’aplomb commence.

Créative, déterminée, rien ne l’arrête. Noëlle Perez Christiaens observe que dans les cultures traditionnelles  où la vie  physique est intense, les peuples sont droits jusqu’à la fin de leur vie (sauf accident) et ne se plaignent pas du dos, pourquoi ?

Elle remarque que les photos de nos arrière grands-parents, hommes ou femmes, qu’ils soient assis pour les mariages, qu’ils avancent dans les champs avec une faux ou qu’ils soient  penchés vers le sol, montrent la même ligne, la même élégance. « Je ne sais pas pourquoi, mais je constate. » ….

Pragmatique, audacieuse, elle n’hésite pas à prendre des chemins de traverse, qui pourraient paraître inattendus, en poursuivant des études d’ethnologie et d’anthropologie à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (2). En 1981, elle organise une mission  au Burkina Fasso, pour « voir » les populations qui portent sur la tête (3).C’est le début de nombreux autres voyages en Afrique (Maroc, Tunisie), plus tard en Amérique (Mexique), en Indonésie, en Malaisie. Les questions surgissent :  y a-t-il quelque chose de commun entre ces peuples dans leur manière de marcher, de s’asseoir, de se pencher, de porter ?  Que se passe-t-il  aux différents niveaux de la colonne vertébrale ? Que se passe-t-il au niveau du bassin ? Où se situe le poids du corps au repos, dans la marche ?

Très vite se pose la question : la morphologie pourrait-elle expliquer les différences entre la colonne vertébrale des populations de culture traditionnelle et celle des pays occidentaux contemporains  ? Une question de nature plus qu’une question de culture en quelque sorte, débat très récurent des années 1980/90.

Noëlle Perez Christiaens  sent qu’il est urgent de « voir  » aussi  les populations de culture  traditionnelle en Europe avant qu’elles ne disparaissent. Elle part en Sardaigne, dans le sud de l’Italie et surtout au Portugal où sa rencontre avec les « descarregadores », les dockers du port de Setubal, est déterminante. Là, elle fait prendre des radiographies du dos de ses amis qui portent de lourdes charges sur la tête. Elle fait beaucoup de photos de ces hommes quand ils chargent et déchargent les bateaux, mais aussi en position de détente, de promenade, de repas. Noëlle peut longuement échanger avec l’un d’eux, Miguel Da Fonseca, qui deviendra son mari.

Du nord au sud, de l’est à l’ouest,  les colonnes vertébrales des populations de culture traditionnelle sont les mêmes : pas de mal de dos, « un port de prince » comme en Europe nos arrière grand-parents. « La cambrure, partout, est très prononcée et très basse…. ».

Noëlle met au point les conclusions de ses recherches, écrit des livres (3). En 1983, elle fonde l’Institut Supérieur de l’Aplomb où elle enseigne : pour « aider notre cambrure à retrouver sa vraie place, celle qu’elle n’aurait jamais dû quitter », faire sentir  et comprendre les répercussions  sur toute la colonne vertébrale,  le bassin, les omoplates, les épaules, la nuque, la respiration, mais aussi la position du cerveau  et donc……

Le champ  d’influence est grand. L’appropriation de son axe (j’aimerais pouvoir dire la  « réappropriation » de son axe), « être d’aplomb », est une expérience qui  s’approfondit et  peut se révéler longue, délicate et subtile.

Noëlle Perez Christiaens est décédée en août 2019. Elle laisse une littérature abondante. Je ne l’ai jamais rencontrée. Elle écrit : « L’homme, enfin remis sur son axe, peut commencer un entraînement à tout ce qu’il veut : yoga, zen, Tai chi chuan etc…Toutes ces techniques, nées dans des civilisations où l’homme était encore d’aplomb, ne peuvent sainement commencer qu’après… Alors elles portent leurs fruits ».

                                                                                               Esches, le 31 octobre 2020

(1) Denise Manceron, préface du livre « Être d’aplomb » Noëlle  Perez Christiaens, 1983
(2) Noëlle fera une thèse de doctorat d’Etat à l’EHESS
(3)A son retour du Burkina Faso, elle présente ses observations à une assemblée de médecins et de kinésithérapeuthes ; ils reconnaissent le sérieux de son travail mais s’en désintéressent.

Article ajouté au panier
0 Produit - 0,00