Pendant encore à peine deux semaines ( jusqu’au 23/11), vous pouvez admirer sur le site de Arte un ballet de la chorégraphe Crystal Pite, intitulé « Season’s canon». C’est la dernière partie d’un spectacle qui en compte quatre ; les autres sont intéressantes, et pourtant c’est ce dernier qui retient notre attention de professeurs de Tai chi portés vers les arts internes. Pourquoi ?
L’attrait de la pièce est universel. Il repose d’abord sur son caractère très organique et instinctif, inspiré par la nature. Et puis il y a la puissance du collectif, ensemble ou en canon. Pite, interviewée par Aurélie Dupont, le dit ainsi :
« J’aime la nature, elle m’inspire. Je me sens très connectée à elle, dans ma vie au Canada. Je voulais apporter ma fascination pour la nature, sa beauté et sa brutalité, combien elle est dangereuse, complexe et belle. (…) En pensant aux saisons, et aux canons qui apparaissent dans la nature, aux formes comme des vagues, ou des écailles de poissons, des choses qui existent dans la nature, qui se répètent et interagissent par séries. Il y a plein de canons dans la chorégraphie, faire des choses en canon est une vieille technique, mais il y a de la vérité là-dedans, il y a quelque chose d’extatique, de magique, d’agréable, de voir un canon se déployer à travers des corps humains et je pense que ça nous connecte à quelque chose de très profond et de porteur de sens pour nous. Nous y voyons une image du temps, une image de connexion, une image de la manière dont nous interagissons les uns avec les autres, et c’est très puissant. »
Les métaphores de la nature, la perception du groupe, de sa synchronisation et de ses légers décalages, tout cela résonne avec l’expérience d’une pratique de Tai chi. Il y a aussi la sensibilité aux influences extérieures : paysage ou éléments dans le Tai Chi, la musique inspirée des Quatre Saisons de Vivaldi dans le spectacle.
Mais il y a aussi, en filigrane de la chorégraphie de « Season’s canon », une imagerie très riche à propos de l’autonomie de l’individu dans le groupe, et de la manière dont ils s’influencent respectivement. Au fil des mouvements, le spectateur n’est jamais tout à fait certain s’il s’agit d’un groupe « social» ou bien d’un agrandissement géant d’un animal multicellulaire ; parfois même, ce sont des molécules que l’on croit deviner. Et leurs relations sont toujours intéressantes et subtiles, ce ne sont jamais des mouvements d’ensemble uniformes.
« Quand je travaille avec un grand groupe, je pense à la chorégraphie comme si cela provenait d’un seul corps composé de 54 personnes. (…) J’ai le même désir de générer une sorte de complexité à travers ce corps, cette entité géante, la même recherche de créer de la complexité mais aussi du conflit à l’intérieur de ce corps. Toutes les choses qui le tirent, le tordent, le font réagir, le forment, le déforment. J’aime penser ces choses autant dans l’individu que dans le groupe. Les deux idées sont très fortes : la personne singulière et le groupe géant, chacune possède son propre pouvoir que l’autre n’a pas. (…) Il y a quelque chose de beau dans la tension conflictuelle entre l’individu et le groupe. De voir comment ils s’allient et se repoussent, et à quoi cette relation peut ressembler. »
Le résultat dansé de cette recherche pourrait être pénible, il est merveilleux, grâce aux canons et au talent de Cristal Pite et de ses danseurs. Cela aussi nous fait réfléchir en tant que pratiquants d’arts internes : comment l’harmonie et la beauté d’un groupe naît-elle de l’interaction entre des personnes qui chacune cherchent la justesse de la perception dans la forme commune (de Tai Ji Quan), plutôt que de l’uniformité d’une chorégraphie extérieurement identique ? Et à l’intérieur de nous-mêmes, comment laisser coexister et s’accomplir différentes instances et processus qui ont leur logique propre, tout en arrivant à un mouvement juste, harmonieux, évident ?
Soyons clairs, c’est du ballet et extérieurement cela n’a aucun rapport avec le tai chi. Mais de toute évidence, il y a des sensibilités partageables. Crystal Pite termine son interview en interrogeant :
« Comment existons-nous, des égos isolés ou bien en connexion avec tout ce qui est ? »
Je ne sais pas si c’est un question d’égos, mais évidemment la connexion tant à l’intérieur qu’à l’extérieur est aussi notre recherche.
L’émission sur le site de Arte (plus visible aujourd’hui, mais disponible en VOD) : https://www.arte.tv/fr/videos/080148-000-A/quatre-choregraphes-d-aujourd-hui-a-l-opera-de-paris/
Aujourd’hui, le spectacle qui pouvait être vu dans l’émission d’Arte, “Season’s Canon”, peut être être vu ici : https://www.youtube.com/watch?v=GW7uORb9H8c et là https://youtu.be/kQ31H7TLZrY